Sur la route des vents

Ma femme et moi, au temps de mes années folles de windsurfeur… Cela ne me rajeunit pas….

Mise en garde : ce texte n’a aucun rapport avec le vélo ou le magasin Bike Store. Normal car il est d’un temps où pour moi la mobilité douce résultait exclusivement de la combinaison des forces des vents et des vagues… J’héberge ce texte ici car certains d’entre vous, (au moins ma maman !) seront peut-être amusés de (re)découvrir mes années windsurf 80 et cette petite anecdote rigolote.

Attention ce texte ne saurait être compris sans un sérieux bagage littéraire, et je vous conseille donc avant de commencer cette lecture à potasser quelques classiques : Tintin, Lucky-Luke et Zorro.

Bonne lecture et soyez indulgents pour le post-ado que j’étais à l’époque !

Mémoires d'un windsurfeur

Sur la route des vents

Pyrénées, col d'Ares, 1513 mètres d'altitude, borne no 519. Un modeste poste de douane posé sur un court replat matérialise la frontière. Il fait beau et chaud : on se sent déjà beaucoup plus en Espagne qu'en France. Si le bâtiment est minable, le paysage est fantastique.

Nous sommes en 1984, je suis au volant d'un bus VW bleu rouillé, retapé et bricolé pour 450 francs (de nos jours c'est un véhicule de collection de grande valeur et c'est bête car il a fini en cube à la ferraille). J'ai 22 ans, je porte un T-shirt Quicksilver, des lunettes de soleil rose fluo, mes cheveux sont blonds délavés, mal coupés et trop longs : le look de ma passion, l'habit faisant le surfeur.

Venant d'un pays montagneux et sans océan, je dois régulièrement chercher le vent et la houle ailleurs, d'où ce voyage vers Tarifa, un village de pêcheurs situé précisément à l'extrême sud de l'Espagne, à quelques encablures du rocher de Gibraltar. Les vents célèbres du détroit y sont accélérés par un puissant effet Venturi. Un enfer pour les touristes, la Mecque pour les planchistes.

Genève-Tarifa c'est normalement deux jours et 2'300 km de trajet. Pour éviter les autoroutes, qui me coûteraient trop cher (je dois tenir un budget de cent francs par semaine), mon itinéraire se rallonge sensiblement et passe curieusement par ce col d'Ares franco-espagnol et son petit poste de douane peu fréquenté. Avec mon look de l'époque, mes trois planches à voile sur le toit, mon fagot de mâts et mes dizaines de voiles entassées dans l'habitacle, je dois détonner, intriguer, inquiéter. Et certainement attirer l'attention de tout douanier qui se respecte.

Et le douanier qui se respecte, il est là. Petit, gras (il roulerait plus vite qu'il ne marche), avec une énorme moustache. Il ressemble vraiment au sergent Garcia, le partenaire de Don Diego de la Vega le « cavalier quiii surgiiiit hors de la nuiiiit, d'un Z qui veut dire Zorroooo... ».

Vous feriez quoi vous, si vous étiez le sergent Garcia qui s'embête toute la journée dans cette petite douane des Pyrénées loin de l'autoroute où ne passent jamais d'étrangers (quel perte de temps ce détour!) en voyant s'approcher un véhicule rouillé et très chargé, conduit par un gamin blond et sans moustache donc suspicieux, hein, vous feriez quoi vous ?

Vous tendriez le bras. Pour stopper ce jeune homme. Et le contrôler. Impossible de faire autrement.

Cela ne manque pas, le sergent Garcia me fait signe pour que je m'arrête. Son regard ne me laisse aucun espoir : je vais en avoir pour un bon moment. Je n'ai certes strictement rien à me reprocher, mais je ne suis pas du tout à l'aise. Je dois donner une mauvaise impression : je suis tendu comme une arbalète avec un sourire forcé Ultra Brite, comme si j'avais justement beaucoup de trucs louches à cacher...

Le douanier espagnol me parle dans sa langue. Moi dans la mienne. Curieusement on ne se comprend pas vraiment. J'essaie « d'espagnoliser » mes mots : « désolare signor Garcia, no comprendo » ... Mais cela ne change curieusement rien à notre problème de communication. C'est donc par un geste (comme ça) qu'il me demande de tout sortir de mon bus VW.

Todo ? Tout.

Ce qui est sur -sobre- le toit est descendu. Ce qui est dedans -al interior- est mis dehors. Ce qui est débalare est déballé. Ce qui est extradablare est extrait.

Je tente de progresser dans mon apprentissage express de l'espagnol : « cherchare quelquechosa ? »

Je regrette amèrement de n'avoir pas téléchargé une application de traduction sur mon téléphone portable. Bon j'ai une excuse relativement valable : téléchargement, application, iPhone, internet, tout ce bazar n'existait pas encore à cette époque antédiluvienne.

Je suis zen, car je n'ai rien à craindre. Rien ? Ah Ah... Un événement inattendu (quel bon scénario!) fait subitamente rebondir l'action : le sergent Garcia pointe du doigt un petit objet de quelques centimètres, emballé dans une feuille d'aluminium.

Le douanier exulte, jubile, triomphe ! S'il était un personnage d'une BD il y aurait de la fumée qui sortirait de ses oreilles. Mais faut-il le rappeler : nous suivons en ce moment et en direct la série de télévision Zorro, pour ceux qui auraient de la peine à suivre là-bas vers le fond de la classe près du radiateur.

Ah Ah ! Regarda ! Ah Ah !... Marijuana ! Marijuana !

Aïe. C'est donc cela qu'il cherchait. Du cannabis. De l'herbe. Normal : je suis la caricature même de la créature qui tente de passer ce genre de substance par une petite douane.

Et il est vrai que ce qu'il examine ressemble fortement à ce qu'il souhaitait découvrir. Je dois en toute logique fumer régulièrement, comme tous les surfeurs. Surf, sexe, drogue et Rock'n Roll. De ces quatre mots, l'un ne fait pourtant pas du tout partie de ma vie.

Je proteste : chocolaté, chocolaté ` ! Il répond : si, si chocolate, Ah Ah !

On se comprend enfin.

Non pas du tout en fait. Car pour moi ce chocolaté est simplement un petit bout de... Ragusa que j'ai grignoté et laissé à moitié entamé dans son emballage d'aluminium.

Pour lui le terme chocolaté semble le conforter dans son idée que c'est bel et bien du cannabis.

« Sentira, sentiro, gouta ! » Mais décidément mon espagnol pourtant très créatif ne m'aide toujours pas. Le sergent Garcia appelle à la rescousse ses collègues. Mon morceau de Ragusa passe alors de main en main, de nez à nez. Inspecté, soupesé, reniflé, humé, inspiré. Avec concentration, moustaches frisées et sourcils froncés (et cela fait un peu peur quand même).

Pour un bête bout de chocolat - mais pourquoi ne l'ai-je pas entièrement avalé ! - je vais sans doute être menotté, fouillé au corps, jeté dans une geôle. Ou pire peut-être, mes planches risquent d'être découpées, éventrées, aplanado ! Bref je suis dans la mierda.

Que faire pour me sortir de ce désolant malentendido ? Un grand classique de la littérature belge -Tintin et le Temple du Soleil - me revient en tête. Situation désespérée ? Seul un Dieu, en l'occurrence celui des Incas, peut me sauver...

Je tends mes bras vers le ciel, me tourne vers le soleil et déclame alors ardemment cette prière, comme Tintin sur son bûcher : « Oh mon Astre miséricordieux, tu es Grand, Fort et Brûlant. Pointe tes rayons sur nos pauvres âmes. Et surtout sur ce petit bout de Ragusa. » Les douaniers m'observent en souriant car ils ont maintenant la preuve que je suis complètement défoncé !

Miracle ? Oui ? Oui ! Le morceau de haschich se met enfin à ... fondre. Dans les grosses mains des douaniers. Comme du bon chocolat. Ainsi fond fond fond le p'tit bout de Ragusa.

Je saisis qu'ils saisissent. « Swiss chocolate, mangaré, boueno, gourmando ». Si mon niveau d'espagnol reste lamentable, l'odeur du chocolat fondu permet à mon discours d'être enfin compréhensible.

Le sergent Garcia fait un signe (comme ça) à ses collègues qui haussent leurs moustaches et retournent dans leur bâtisse. Puis il me fait ce geste de dégoût (comme ci) en me redonnant ce qui reste encore du bout dégoulinant du Ragusa, tout en marmonnant un truc en espagnol de type « caramba encore raté ». Puis disparaît dans la pampa (ou plutôt dans son miteux local de douane).

Je mettrai deux bonnes heures à tout remettre dans le bus, sans aucune aide des douaniers. Je ne le mérite pas : je n'ai pas été à la hauteur de mon rôle (pourtant évident) de surfeur camé.

Après avoir rechargé toutes mes affaires tant bien que mal, mais soulagé d'être libre comme le wind, je redémarre enfin au volant de mon sublime carrosse, face à un soleil couchant orange sanguine digne de la dernière case d'une BD de Lucky-Luke, et en chantant comme il se doit :

« I'm a poor lonesome windsurfeur and a long long way from Tarifa... »

Pascal

Apôtre de l'ordre du Soleil, en route vers de nouvelles aventures.

Sources et références littéraires (pour briller en société) :

  • Zorro, série TV 1957-1961, Studios Disney.

  • Tintin (Le temple du soleil) 1949 Hergé.

  • Lucky-Luke, Morris, René Goscinny


Pascal Vellas