Panique au New Bike Store !

Eh ben dis donc !

On a un peu honte par rapport à cette crise du covid-19, qui affecte encore tant de commerces… Mais chez nous c’est un peu la panique à bord : on a beaucoup trop de clients !!

Le rattrapage de nos activités, après la complète réouverture de notre magasin, est amplifié par de nouveaux adeptes qui ont décidé de se déplacer à vélo pour échapper aux transports en commun ou reprendre une activité physique plus régulière. Ce virus aura été en effet une piqûre de rappel (en attendant le vaccin) : une bonne hygiène de vie permet de résister efficacement aux maladies, mêmes imprévisibles. Message imparable et véhiculé par tous les médias. Le coronavirus est un accélérateur de tendances dans de nombreux domaines : vers le télé-travail bien sûr, mais aussi, et c’est une bonne nouvelle, vers la mobilité douce et saine !

Nous ne sommes pas les seuls à être débordés : à Genève, en Suisse, et même sur la planète entière, il y a un boom énorme de la demande de cycles, musculaires ou électriques. C’est fou, c’est historique, cela fait plaisir. Mais rien n’est jamais simple, il y a un hic : les stocks diminuent à une vitesse folle, il n’y aura pas assez de vélos pour tout le monde en cette folle année 2020, c’est déjà une certitude. Qui aurait pensé à un tel succès il y a à peine un mois et demi quand les commerces étaient fermés ? Et maintenant on se plaint d’avoir trop de clients…!

Car quand je dis trop de clients, c’est en fait beaucoup beaucoup trop…

Petite plongée dans mon quotidien, avec une journée type du mois de mai :

9h00. Préparation de l’ouverture. Le fiston (mon indispensable bras droit qui me recadre en permanence, car j’ai tendance à avoir une tonne d’idées à la seconde mais qui partent dans tous les sens…) est déjà là depuis une heure pour tenter de rattraper le retard administratif de la veille, saisir les historiques de réparations, préparer les fiches des rendez-vous en ligne du jour. On se parle, je lui dis “aujourd’hui on reste zen, pas de panique, cela devrait être plus calme qu’hier…”. Il me regarde, pas très rassuré : je lui dit ça tous les jours, et il y a de plus en plus de boulot.

Réunion avec mes employés autour d’un café. Seul moment de la journée où l’on est encore tranquille. Le conseil du jour : “on ne se met pas dans le rouge, on reste calme en toute situation”… Promis juré, si je mens je vais en enfer (où il n’y a pas de vélos, que des bagnoles).

Zen, calme, sérénité.

10h00. On ouvre. Une dizaine de clients font déjà la queue. Pas de panique. Avec ce fichu virus, pas plus de deux personnes en même temps dans le magasin, trois grand max, il faut faire vite, sinon la file d’attente s’allonge. Il est où le fiston ? On n’est pas assez à l’accueil..! Il se brosse les dents. Restons calme (mais il me fait chaque fois le coup, sacré fiston; et s’il se brossait les dents avant l’ouverture ? Bah non ce serait trop simple…).

Un cas déjà embêtant : le premier client a réservé pour une dépose de son vélo à 10h00, mais souhaite venir le chercher dans…15 minutes. Pas prévu. Il a pas compris, ou pas lu les instructions de l’agenda électronique. Mais suis-je bête : qui lit encore de nos jours les instructions sur internet ? On se débrouille. Le client est roi.

Autre cas compliqué: un vélo électrique chinois (on le devine du premier coup d’oeil) est en panne. “Désolé, mais on ne peut rien faire Monsieur. Pourquoi ? Ce genre de vélo est irréparable, il faut le ramener au fabricant . À Pékin (ou Wuhan allez savoir…)”.

Il insiste : “mais je suis prêt à vous payer pour la réparation…”. “Ah bon ? C’est sympa, car on fait tout gratuit d’habitude. Surtout les marques bas de gamme chinoise, c’est notre spécialité”. (Bon je ne l’ai pas dit comme cela, mais je l’ai pensé si fort qu’il a semblé entendre mon ironie).

Dehors, les autres clients qui attendent, mais de moins en moins patiemment, me lancent des regards désespérés qui signifient clairement que je devrais envoyer valser le vélo chinois et son propriétaire. Je reste zen, il faut être pédagogue dans ces moments-là…

La file d’attente dans la rue s’allonge. Le vélo chinois s’éloigne enfin à la recherche illusoire d’un réparateur pékinois.

Un cycle Décathlon maintenant… Décidément la journée commence bien. Simple gonflage. Avant les clients qui ont un rendez-vous ? “Oui Monsieur j’étais là avant…

OK. Zen. Calme. Sérénité.

Un gonflage de pneus c’est notre activité principale : on gagne rien, mais on rend service. Même pour un vélo de cette marque “à fond la forme”. Les pneus sont craquelés. J’ai toujours peur de faire exploser la chambre à air quand le pneu est très à plat et en mauvais état (parfois elle sort du pneu d’un coup). Mais je suis prudent, d’ailleurs cela fait longtemps que cela ne m’est plus arrivé. Je suis un pro tout de même, plus du tout un débutant.

“BOUM”! Les Dieux du vélo m’ont puni… Détonation énorme (un pneu qui explose, c’est comme un coup de fusil, on a toujours peur qu’un voisin appelle la brigade anti-terroriste quand cela arrive).

Sérénité, calme, zen.

Les problèmes s’accumulent. D’autres clients arrivent, sans interruption. Trop de monde. Beaucoup trop, on devrait être deux fois plus d’employés. C’est la faute au patron ! Je vais faire grève. Zut c’est moi le patron.

On tente, tant bien que mal, de conseiller les clients entre deux problèmes à résoudre. Mais c’est difficile car les stocks sont au plus bas, chez nous comme chez nos fournisseurs. On prend des commandes, en s’aidant d’un IPad branché sur un grand écran, car on n’a plus assez de vélos en exposition pour certaines marques. Commerce 2.0 comme on dit.

La plupart de nos clients sont respectueux. Ils voient bien que l’on est complètement débordés, que notre temps est compté, et ils accélèrent la prise de décision. Après avoir fait 30 minutes de queue, ils acceptent de réserver des vélos sur la base d’un écran. Mais une livraison est imminente. Quand ?

Maintenant. Oui vraiment maintenant ! On n’était pas prévenu : un camion se gare au milieu de la rue, en bloquant toute la circulation. Le chauffeur dans un langage allemano-franco-anglais original tente de communiquer : “Guten Tag, dreizig vélos, wo ich mets the bikes” ?

Bonne question… C’est la panique au New Bike Store. On les met où on peut, c’est à dire sur le trottoir. Un énorme tas de cartons, à décharger d’urgence, sous les klaxons des voitures piégées dans notre rue qui ne permet aucune échappatoire. (Sauf à vélo !).

Zen. Calme. Sérénité.

Des clients attendent toujours, mais il y a maintenant 30 vélos à débarquer, une rue bloquée, et mon fils qui se brosse toujours les dents (non c’est pas vrai, petite taquinerie pour me détendre: il ne se brosse plus les dents, car il se lave maintenant les mains…).

Il en manque un ? On recompte. 29 vélos et pas 30. “Neunundzwanzig, nicht bon, grosse arnake” ! Tant pis pas le temps. On verra plus tard (et on s’apercevra qu’il y a eu un échange de vélos avec un concurrent, les livreurs sont également sous pression en ces temps covidiens…).

Un homme politique arrive, très connu, en slalomant entre les cartons. Pas de chance, je suis en train de discuter avec une cliente qui me dit cent fois de suite “ah encore ouné question mais sou la dernière”…

Un politique donc un VIP. “Chaque client mérite la même attention, mais certains plus que d’autres…” C’est la devise de tout bon commerçant ! (C’est même pas vrai : on sert tous nos clients sans passe-droit).

Qui peut s’en occuper ? Notre apprenti ? Trop jeune. Mon employé de fils ? Il peut pas, il se passe un coup de peigne urgent. J’expédie rapidement la cliente aux cent questions en esquivant habilement la “oune dernière question”.

Cet homme politique genevois veut s’équiper d’un vélo électrique. Je l’aime bien, vraiment, je suis pas de son bord politique, mais c’est pas un souci. Je profite de lui dire qu’on apprécie les toutes nouvelles pistes cyclables, surtout les plus larges. Il est sympa (comme tous les politiques, c’est même à çà qu’on les reconnait…). Intéressé ? Curieux ? Acheteur ? Contrôleur ? On verra bien.

D’autres clients se pressent. Les mécanos râlent : on a programmé trop de réparations. Aïe, petite erreur, j’aime pas que mes employés ne soient pas zen, sereins, calmes.

Comme moi. En apparence du moins. Car mon cerveau est hors de contrôle, en détresse absolue, au bord de l’explosion. L’Etna est une plaisanterie en comparaison.

Un autre souci, un ! On a perdu les clés d’un vélo neuf. On cherche partout. Dans tous les coins et toutes les poches. Surtout celles de l’apprenti. Car par définition “un apprenti a toujours tort”. Sinon à quoi servirait un apprenti dans un commerce si on ne pouvait pas lui faire porter chaque fois toutes les erreurs?

Pas de clés. Perdues. Cylindre changé.

On nous signale que le client a retrouvé les clés dans sa voiture !” Ben c’est trop tard. L’autre serrure a été percée. Cadeau de la maison, c’est farpaitement nromal heu parfaitement normal Monsieur… (calme… zen…. serein).

La police débarque. Manquait plus qu’ça. Toutes les règles sanitaires sont-elles bien appliquées ? Sinon on risque une fermeture. Les clients présents touchent-ils des accessoires ? En principe on fait attention, mais dans la panique, difficile d’avoir des yeux partout.

Soulagement : ceux-ci sont des policiers-clients ! Ils sont passés devant les autres ? Bon je pouvais pas deviner. Personne n’ose protester dans la longue file d’attente devant le magasin. C’est efficace un uniforme pour devancer tout le monde… Mon petit-fils sera policier, surtout pas marchand de vélos !

D’autres clients. Une famille. Avec des gamins qui courent et crient en courant dans le magasin. Et qui touchent tout. Des casques tombent, des vélos vacillent. Les parents ? Zen, calmes, et sereins. Moi je le suis plus du tout du tout…

Les heures passent. Je mange un tacos entre deux clients, en faisant semblant de chercher un vélo au sous-sol pour pouvoir avaler quelques calories… Je pleure un peu, cela déstresse. Yeux rouges ? Rhume des foins. J’ai mal à la gorge… Coronavirus ? Non trop parlé à des clients.

Le téléphone qui sonne ? On peut plus répondre. Notre répondeur informe qu’on n’y arrive plus. Avec toutes nos excuses. Mais certains insistent : un même numéro que j’ai repéré s’affiche sur le combiné depuis une heure. Cela doit être urgent. Je craque et je décroche, pour la première fois de la journée.

J’aurais pas dû… Madame XXX, cliente bien connue de notre magasin, souhaite me parler de toute urgence. Pour son vélo ? Non de ses ennuis de santé… Je la réconforte, tente des stratégies pour clore au plus vite la conversation. Mais elle est tenace, car elle tient enfin quelqu’un à qui parler et ne va pas lâcher sa proie si facilement. Elle ne peut pas observer (c’est tout le problème du téléphone) à quel point j’ai aussi des problèmes à résoudre, tous plus urgents les uns que les autres.

Je trouve enfin une excuse bidon (la police qui me contrôle juste maintenant, et oui Madame, ah là là on vit une drôle d’époque).

Une nouvelle cliente est furieuse : son vélo n’est pas prêt. “Mais Madame, je vous avait dit 15h00, et pas avant”. Oups il est 16h00, pas vu le temps passé. Le temps est élastique, Einstein avait donc raison…

Excuses, plates, et tout et tout. Calme, serein et zen. Pas le moment de dérailler (plaisanterie de marchands de vélos).

Les commandes de nouveaux vélos électriques explosent. En espérant qu’ils seront livrables rapidement, mais rien n’est moins sûr. Les stocks de toute l’Europe sont en train de baisser à une vitesse jamais vue, dans toute l’histoire de l’industrie du vélo.

Fatigué. Mes employés aussi. Mon fils se lave encore les mains : c’est un signe de stress chez lui (ou bien est-il maniaque ?). On tente de prendre cet afflux de clientèle avec professionnalisme. Mais c’est pas facile. Samedi dernier on a enregistré le record absolu de commandes à notre magasin depuis qu’on vend des vélos électriques… En un jour, presque un mois habituel. Du jamais vu.

C’est trop, on tente de faire le moins de bêtises possibles. Or j’en fais plein. Difficile de se concentrer… Ce matin j’ai mis mon casque de vélo avant de mettre mon pantalon, ma femme était inquiète… L’autre jour je me suis trompé d’itinéraire pour rentrer chez moi alors que je fais la même route depuis plus de quinze années. J’en rigole un peu, mais est-ce le signe que je n’y arriverai bientôt plus ? Mon cerveau va-t-il encore m’obéir ? On verra plus tard. Pour l’instant je pars au plus pressé.

Les gens sont sympas en grande majorité. Mais il y a des cons aussi. Qui passent sans aucune gêne au-dessus de nos banderoles qui barrent les accès pour contrôler le nombre de clients à l’intérieur du magasin. Ce sont bien sûr les mêmes qui s’approchent de nous, sans masque, et qui avancent de deux pas chaque fois qu’on recule d’un. Qui parlent très fort et envoient des postillons comme des feux d’artifice autours d’eux… Le virus est-il encore en train de circuler ? J’espère pas. Sinon les cons gagneront, et on devra refermer tous les commerces.

On approche de la fin de la journée. Exténué. Mais plutôt rassuré pour les affaires de notre commerce : le vélo est en plein boum.

Boum ? Vous avez dit boum? Mon apprenti vient de gonfler un vieux vélo, et la cliente a explosé en repartant (enfin pas elle, plutôt le pneu de son vélo). C’est vraiment la journée des explosions de pneus : si on continue le quartier sera bouclé par la police !

Bilan de cette journée ordinaire post covid-19 : aucune interruption de clientèle, impossibilité de prendre du recul, sensation stressante de ne rien pouvoir contrôler… Mais plein de nouvelles commandes. C’est complètement fou. Des chiffres que je n’avais pas l’habitude de calculer, avec un zéro de plus à la fin. Ma calculette refuse même d’afficher le résultat car elle croit à une erreur. (Autre hypothèse : des piles à changer).

Tous les g’nevois se mettent au vélo, ou bien ??

Ah oui, en rentrant chez moi, il me reste encore environ 50-60 mails à traiter… jusqu’à minuit, comme tous les soirs.

Clame... Zin… Sérinété…

PS : bon j’ai un peu forcé la dose, mais pas tant que ça… Pour mon fils : il ne fait pas que se brosser les dents, se laver les mains, et se donner un coup de peigne. Non je suis mauvaise langue. Il m’aide beaucoup aussi. Quand il n’est pas chez le coiffeur…

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Pascal Vellas