Pire que la peste et le corona...

Blog #1

Quelle chance !

Les écoliers du 22ème siècle qui devront étudier la « Grande Pandémie du Coronavirus » de 2020 mémoriseront très facilement ce "double vingt" !

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les deux seules années que j'ai réussi à retenir à l'école sont les fameux 1515 de la bataille de Marignan, et 1789 pour la révolution française. Deux-mille-vingt, c'est maintenant certain, va être en bonne place dans les livres d'Histoire, avec un grand H.

Chacun de nous aura à témoigner aux générations futures ce moment incroyable, inquiétant mais en même temps passionnant, qui nous fait basculer dans un monde inconnu et imprévisible.

L'urgence est sanitaire bien sûr, mais comment notre planète va-t-elle se relever et de quelle manière va-t-elle changer ?

Les positifs y voient une chance : celle de dépolluer la planète (à court terme le virus a en quelques mois cloué les avions au sol et vidé les villes de ses voitures. Qui dit mieux ? Même pas Greta !

Pour eux l'espérance est dans ce choc extrême qui sera l'occasion de tout remettre à plat : capitalisme remplacé par une économie verte et éthique, guerres arrêtées (pour l'instant c'est vrai en partie), solidarité retrouvée, fin des inégalités les plus absurdes. Joli programme, on signe tout de suite.

Les pessimistes jouent leur rôle de rabat-joie : ils notent que souvent après les crises économiques les populistes gagnent les élections, que l'urgence écologique risque d'être balayée par la survie économique de pays peu scrupuleux, et que les guerres repartiront de plus belle en profitant du chaos général...

On n'en est pas encore là.

Moi, simple témoin, comme vous et moi, avec mes propres préoccupations, mon commerce de cycles, mes soucis, mes espoirs, je vais essayer de vous raconter mon histoire avec un tout petit « h ».

Je suis marchand de vélos. Un commerce développé jour après jour depuis 28 ans, avec de l'énergie, de la passion, de la motivation, parfois du découragement, mais toujours de la ténacité. Sur une pente enthousiasmante depuis quelques années avec cette tendance aux vélos électriques qui boostent tout le secteur, et cette chance d'y avoir cru tout de suite et d'être devenu un spécialiste.

La saison de cycles commence toujours vers mi-mars, donc mon stock est plein de belles bécanes révolutionnaires, que l'on a commandé en quantité importante il y a 6-7 mois, pour anticiper une demande chaque année plus forte.

Nos dépôts débordent. Les vélos électriques haut de gamme sont magnifiques, le temps est déjà printanier, on va cartonner.

Janvier a été excellent : + 60%. Février très bon aussi. Tout-va-bien !

Pourtant fin février, je vois bien que nos voisins italiens commencent à avoir des soucis... Le 26 février une vingtaine de décès au nord du pays. Et le nord de l'Italie, c'est vraiment proche de notre beau pays...

Je m'informe, pas mal. Beaucoup en fait. Ce petit virus m'intéresse bien. Et il commence à me faire un peu peur. Il semble bien contagieux... Tout le monde minimise : les journalistes, scientifiques, médecins nous disent que c'est un peu comme une grippe. Deux pourcent de mortalité, les très vieux, etc... Les chinois ont confiné leurs habitants ? Ils sont fous ces chinois ! La vague va déferler et on pense encore à jouer des matchs de foot devant 40'000 spectateurs à Lyon avec une grosse cohorte de supporters italiens... Rétrospectivement cela fait froid dans le dos.

Réunion le 26 février, assemblée générale 2Roues Genève. On parle du futur salon du vélo. Les affiches sont prêtes. C'est mon frangin qui organise ce salon. Il est fier de nous annoncer le programme, les animations, le nombre de stands réservés.

On discute, verre à la main. Quelqu'un dit : cela s'annonce bien ! Je lance « sauf si le coronavirus débarque à Genève »... Les gens sourient. La bonne plaisanterie ! Visiblement personne n'y songe. Trop parano le patron du Bike Store, bah il est un peu fatigué.

Début mars. En Italie la Lombardie est déjà en alerte. On enregistre les premiers cas à Genève. On peste sur la décision de jouer à huis clos les matchs de hockey... Moi le premier, grand fan du Servette HC. On croit encore à des mesures provisoires.

Je vois bien que les courbes italiennes sont dramatiques. Et comment penser une seconde que la Suisse ne va pas suivre ? Autour de moi, personne ne comprend que je ne tends plus la main aux clients. Parfois je me fais avoir, et je cours me les laver dès que je peux.

Je me fâche un peu avec ma femme (pourtant cela n'arrive quasi jamais) : un anniversaire avec ses parents me semble évitable. Je ne saurai que le lendemain qu'il a bien eu lieu... En discutant avec mes proches, je suis le plus pessimiste. Un oncle parle encore d'une simple grippe, dont il n'a aucune peur. Pas envie de trop argumenter, mais il suffit de voir les courbes : on suit l'Italie de quelques semaines, les chiffres sont encore peu spectaculaires en Suisse, mais on oublie que notre pays est tout petit... Si on consulte les statistiques, en nombre de contaminés déclarés par dix mille habitants, on s’apercevrait que notre pays est déjà sur une pente plus qu'inquiétante, dans le top...trois !

Samedi 14 mars, notre magasin enregistre son meilleur chiffre d'affaire de l'année.

Une semaine plus tard... le chiffre d'affaire de la journée passera à 85 francs. Soit exactement 272 fois moins... (Exercice pour les écoliers confinés : quel a été le résultat des ventes du 14 mars ? Vous avez 2 minutes!)

Aïe

On revient en arrière de quelques jours (le temps n'est plus le même car tout change chaque jour, chaque heure). Lundi 16 mars 2020 (je note bien la date pour les gamins du futur), premier jour de la « Grande Annonce » du Conseil Fédéral : on ferme tout ou presque. Plus de commerces, plus de restos, plus de bistrots. On s'y attendait, cela fait tout de même quelque chose...

Un Coronavirus passe, et les commerces trépassent...

J'ai l'habitude de m'adapter à toutes les situations. Météo capricieuse, concurrents agressifs, livraisons retardées, erreurs techniques, voire cambriolages, inondations, et tout ce qui peut arriver dans un commerce. Chaque jour apporte son lot de surprises, de frustrations, de bonnes ou mauvaises nouvelles. Pas très reposant, mais hyper stimulant.

Mais là, à part une guerre en bonne et due forme, type 3ème mondiale, je ne vois pas ce qui aurait pu amener si rapidement de tels bouleversements.

Jour 0

Je ne réalise pas. Fermer un commerce cela veut dire quoi exactement. On a le droit de faire quoi ? Comment vendre encore quelque chose ? Comment sauver son gagne-pain ? Je bosse jusque tard dans la nuit. J'apprends en quelques heures comment monter une petite campagne de communication efficace avec l'envoi de milliers de SMS d'un coup. Création de la page coronavirus, qui je ne le sais pas encore, va être modifiée plus de 30 fois en quelques jours... Des infos, un peu vagues, mais au moins j'ai un moyen d'expliquer à mes clients ce que l'on va faire. Problème : je ne sais pas ce que l'on va pouvoir faire !

J+1

Les infos circulent entre magasins, fournisseurs, clients. Le droit d'ouvrir les ateliers se confirme. Mais à quelles conditions ? Après quelques mails, je comprends tout de suite que cela va être délicat à rentabiliser. Je reçois un mail de l'État de Genève avec des réponses comme : vous avez le droit de vendre un vélo s'il a été volé, mais pas une sonnette... Compliqué. Mises en place de protocoles (RDV obligatoire, désinfection des poignées, leviers, etc..). Les rares clients qui amènent un vélo à gonfler par exemple ne comprennent pas : non je ne peux pas vous aider à choisir un vélo, il faut consulter notre site. J'ai entendu des « bon alors j'irai le commander sur internet » Sur notre site ? Bien sûr que non...

J+2

On commence à avoir un peu peur. L'épidémie progresse, les chiffres sont inquiétants. Notre clientèle est composée d'un bon nombre médecins et infirmières (nous sommes à 50m. des HUG). Qui ne nous rassurent pas vraiment... Belle saloperie, ne sous-estimez pas ce virus nous déclare un médecin. Il rajoute : « Restez confinés »... Ben on fait quoi alors ?

Les premières mesures d'aides économique sont annoncées. Les conditions de mises au chômage partiel paraissent indispensables. Tout le monde ? Oui sauf l'apprenti et le boss (on apprendra plus tard que les patrons ont droit généreusement à 2'800 francs net, c'est trop merci, merci). Mails entre collègues pour essayer de comprendre. Ok. Je suppose qu'on en a pour longtemps, un, deux, trois mois ? Je télécharge les formulaires de mise en RHT (j'apprends vite : ce mot était nouveau pour moi, mais ces trois lettres représentent notre bouée de sauvetage, pour ne pas couler trop vite)...

J+3

Les clients ne se pressent pas à notre atelier, le message d'auto-confinement semble avoir été compris, sauf par quelques énergumènes.. Je citerai celui-ci ? Quoi ? Vous ne prenez de réparations que sur RDV , à cause de cette hystérie autour de ce petit virus ? Pas eu besoin d'argumenter, il est parti furieux...

Tout change vite pourtant, les gens semblent s'adapter, mais il reste quelques réfractaires à tout changement dans leur existence. Pourtant notre vie est entrain de basculer dans un autre monde. À une vitesse de dingue.

J+4

Je le dis pas trop, mais je commence à avoir un peu la trouille... 58 ans bientôt et en pleine forme, pas vraiment dans la zone dangereuse, mais pas si loin que ça... Un de mes employés me téléphone pour m'annoncer que sa sœur est positive. De plus j'apprends que le magasin de mon frère a deux ou trois cas très suspects...Je pense à ma famille, mes parents plus très jeunes, à mes enfants. Le seul qui ne semble se soucier de rien (quel inconscient), c'est mon petit-fils, 17 mois au compteur !

Je suis seul dans mon commerce avec un mécanicien. Deux sur six employés. C'est lugubre, pesant, on prend un temps fou à mettre en place notre protocole qui s'affine peu à peu. On désinfecte maintenant les sonnettes, les paniers, les cadenas, bref toutes les pièces susceptibles d'avoir été touchées par nos clients. Et on fait super-gaffe à ne pas contaminer nos clients : protection sur les poignées, fermeture de la porte, pas un client ne rentre. Mais au moment de payer, on fait comment ? On doit en quelques jours tenter d'apprendre un nouveau métier, celui de médecin spécialiste en maladies infectieuses. Des masques ? On n'en trouve pas. Un médecin m'en amène trois. Merci, même s'il n'avait pas le droit de m'en offrir ?

Je rentre le soir, plus très sûr que le jeu en vaut la chandelle, même si j'ai envie d'aider le personnel médical à réparer et entretenir leurs vélos...

J+5

C'est samedi. Un jour de vente en principe, sans réparations programmées. Or la vente est interdite... Cela va être compliqué. Il fait un temps splendide. Un service vélo électrique commence, mais le vélo s'avère impossible à redonner dans la journée, pièce à commander. Un paire de plaquettes à changer en express ? : oui on a tout le temps... bien que cela prenne deux fois plus de temps que d'habitude : tout est suspect. Et si le client avait touché cette partie du vélo ? Ou celle-là ? On désinfecte tout, principe de précaution. Je deviens hyper parano, je crois voir des virus partout... Je me lave tellement les mains, que des crevasses apparaissent.

Un client essaie de m'acheter un vélo, je l'ai en expo juste devant moi. Je lui explique que je n'ai pas l'autorisation de le vendre directement, ni de donner des conseils, même dans la rue. Il repart mécontent. Je n'ai plus de nouvelles de lui à ce jour... Une crevaison ! Vingt minutes au lieu de cinq. Record de lenteur battu. Il est 14h00. Pas un chat dans notre rue et encore moins un cycliste... Basta ! je ferme. Avec presque rien en caisse.

C'est ridicule. Ces mesures drastiques, si on les respecte, ne permettent plus de gagner des sous. Par contre c'est certain j'en perds. Fermer devient une évidence, et c'est un crève-cœur pour l'aide que j’espérais apporter au personnel médical (mais on décidera d'ouvrir au cas par, suite au prochain numéro).

Bien entendu on aura droit à des prêts. On parle de 10% du chiffre d'affaire annuel. Mieux que rien, mais ce n'est que l'équivalent de 5 semaines de ventes, alors même que rien n'indique que la fermeture ne sera pas prolongée au-delà... et il faudra rembourser.

Et dire que l'année 2020 avait commencé comme dans un rêve : un mois de janvier exceptionnel, un mois de février pas mal du tout, des vélos électriques arrivés à maturité technique, une organisation au top, bref tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Un doute : et si le remède (l'arrêt de l'économie mondiale) était pire que le mal au bout du compte ?

Soyons positif : tout ne va pas (pour l'instant) pour le pire dans le pire des mondes.

Car il y a un espoir...

Celui du chant des oiseaux, que l'on entend à nouveau.

Pascal, 37 degrés, pas de toux, pas de symptômes.

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