Bouger ou tomber

Jeudi 26 mars. Toutes les 4 secondes et demie une entreprise suisse s'endette à hauteur de 10% de son chiffre d'affaire annuel.

Je suis le petit patron d'une de ces petites entreprises. Jusque-là je n'avais aucune dette, ni même la moindre ligne de crédit.

Jeudi matin donc, je suis dans l'obligation de demander une avance de trésorerie. Car tous ces magnifiques vélos électriques exposés pour rien ni personne, dans un magasin devenu inutile, ridicule, lugubre, et bien, il faudra bien les payer un jour.

Certes j'ai un petit coussin sur le compte du New Bike Store, mais je ne souhaite pas retarder les délais de paiements systématiquement et me fâcher avec tous mes fournisseurs. Ils ont eux aussi de gros soucis, l'industrie du vélo mondiale affrontant le plus grand collapse de son histoire : toutes les productions sont entrain de s'arrêter (on prévoit déjà qu'il n'y aura probablement pas de nouvelles collections 2021, le processus complexe de la conception des nouvelles gammes ayant été stoppé net).

Bien. Pas le choix. Je vais demander ce prêt cautionné par nos beaux conseillers fédéraux de notre beau pays. J'espère que ce n'est pas trop compliqué, pas vraiment le temps de faire de la compta...

Téléchargement du formulaire. Une page ? Oui une seule. Quelques cases à cocher, une signature, un scan, et hop ! envoyé par mail à ma banque. En cinq minutes chrono. Sans aucun contact avec un banquier ou un fonctionnaire ou l'ombre d'un être humain ou l'ombre d'une ombre. Mouais, je me méfie. c'est trop rapide, simplifié à l'extrême ; cela doit cacher une demande, un contrôle quelconque, un bilan à fournir...

Même pas ! Le lendemain la somme demandée (bingo) est sur mon compte ! Jamais eu autant d'argent en banque... C'est surréaliste.

Ou pragmatique, ou bêtement efficace. Mais en réfléchissant, le pays s'en sort plutôt à bon compte. Car oui il faudra le rembourser ce prêt, ce n'est pas un don, sauf en cas de faillite. Repoussée au pire à bien plus tard.

D'habitude un chef d'entreprise calcule, analyse, pèse le pour, le contre, sérieusement, longuement, consciencieusement, avant de demander un prêt. Une autre solution serait plus intelligente ? Plus réfléchie ? Comme moi, des dizaines de milliers d'entreprises n'ont pas eu le luxe d'avoir le temps de réfléchir.

« À prendre ou à laisser » !

Je prends et calculerai plus tard...

L'avantage, c'est que je peux enfin me concentrer sur le reste. Le magasin est ainsi provisoirement sauvé ; mes employés sont au chômage partiel ; la paperasse a été expédiée à une vitesse hallucinante (dans mon ancien monde, demander un prêt de cette ampleur m'aurait pris quelques semaines, sans avoir d'ailleurs aucune chance de l'obtenir).

Le lendemain matin, pendant les quelques secondes de prise de conscience au moment du réveil, j'ai du mal à atterrir sur cette planète inconnue. Impossible de vraiment comprendre. De réaliser. Ce basculement ! Ce vertige !

Et le virus pendant ce temps ? J'ai beau le chercher, je ne le vois pas. C'est dérangeant: un ennemi minuscule nous fait tous trembler, il est en train de changer le sort de milliards d'êtres humains, mais on dirait qu'il s'en fiche complètement.

Que faire maintenant ? Tout. Imaginer, réinventer se remettre en question de A à Z (voir Z+1). Pas de préretraite possible pour l'instant. Si je ne bouge pas, je tombe. À l'accueil, dans notre magasin sur une petite plaque, est inscrite la fameuse citation d'Albert Einstein (en anglais, mais voici la traduction la plus courante ) :  "la vie c'est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre ».

Avancer, d'accord. Mais dans quelle direction Albert ?

Trouver des solutions. Chercher. Je me mets au boulot. Je suis dans un état bizarre, un peu honteux d'être excité par le défi, le challenge. Je ne sais pas encore si j'ai vraiment le droit de toucher le chômage (edit : oui mais pour des clopinettes), mais paradoxalement je bosse nettement plus que d'habitude.

Je deviens in-sup-por-ta-ble (que ma femme me pardonne) car j'ai des tonnes d'idées, chaque minute. La plupart complètement illusoires, farfelues. J'ai toujours cru à ce ratio : 100 idées à trouver et tester pour une seule idée valable au bout du compte. J'analyse tout, en permanence, et n'arrive plus à me concentrer, lors de mes nombreuses balades dans la campagne genevoise, sur tout ce qui m'entoure : les oiseaux, les arbres fleuris, les lièvres qui passent en me souriant (bon pour les sourires je n'en suis pas certain, le lièvre étant rarement d'une nature très joyeuse).

Lors des quelques rares passages au magasin, je croise des médecins. Cela semble compliqué pour eux, bien plus que pour moi. Un client de l'OMS me dit : « cela va durer une... bonne année, minimum, car il y aura de multiples vagues ». Houlà. J'espère qu'il est exagérément pessimiste (comme un lièvre).

Mon moral fait du yoyo. Je yoyote. En haut, en bas. En bas, en haut. J'ai la nausée. Le covid-19 ? Non le yoyo !

Pour l'instant sur les 100 idées à tester pour dénicher celle qui me fera rebondir (illusion?) et sauver les emplois de mes cinq salariés (j'y arriverai!), j'ai déjà quelques pistes très rigolotes... mais chuuuut, mes concurrents écoutent, peut-être.

Et qui sait : avec l'aide des Dieux du Virus, et beaucoup de chance, arriverai-je à immobiliser ce fichu yoyo là-haut ?

Un combat contre la gravité commence.

Si je ne bouge pas, je tombe.

Genève, 5 avril 2020.

Pascal, 37 degrés, pas le moindre symptôme à déclarer.

(à suivre)

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