Surfin' Geneva

Il y a fort longtemps (hélas) mon premier métier était plutôt sympa : moniteur de windsurf. J'avais 20 ans, j'étais beau et je sentais le sable chaud... Du vent, des vagues, du soleil et aucun virus à l'horizon : une autre époque et c'était bien.

Dans windsurf, il y a le mot wind, mais surtout le mot surf. Le summum de la planche à voile c'est de chevaucher les vagues, de les surfer.

Passionné de ce sport, je partais sur tous les spots avec un vieux bus VW, un vrai de vrai, acheté quatre cents francs. Aux dernières nouvelles ces bus valent plus de ...cent mille francs. Mince, le mien a fini à la ferraille. Si j'avais su !

Je ne travaillais que pour repartir windsurfer. Un boulot pendant trois mois pour partir quatre mois. C'était le ratio.

La recherche des vagues, de THE vague, m'a amené naturellement à Hawaï pour un séjour de quatre mois (avec ma future et tendre femme) qui aura été une sorte de passage initiatique vers l'âge adulte... Car après ce dernier voyage windsurf, il a bien fallu que je commence à travailler sérieusement. Fonder une famille. Et tout le reste.

De fil en aiguille, je suis devenu marchand de vélos. Boulot-vélo-dodo. Intéressant, passionnant, avec le boom du vélo électrique. Mais j'ai toujours eu cette sensation de devoir surfer des vagues. Celles de la vie, petites ou grandes. Un petite exemple : au New Bike Store les clients, comme dans tous les commerces, se débrouillent toujours pour venir TOUS en même temps. Je félicite alors mon personnel pour avoir réussi à surfer ces vagues de clients, parfois très compliquées. WELL SURFED !

Surfer une vraie vague est une sensation inouïe. Mais c'est difficile. On boit la tasse souvent, secoué dans des « washing machine » dantesques.

Quand cette vague du Covid-19 est arrivée à Genève, il était difficile d'estimer sa hauteur, sa masse. Surfable ou pas ? Un type de vagues qui n'avaient jamais été affrontées depuis un siècle, paraît-il. On la voyait, depuis notre « plage genevoise » grossir au large, en Chine, puis se rapprochant de nous, vers le nord de l'Italie.

Surfin ' USA chantait les Beach Boys. Surfin' GVA ne deviendra jamais une chansonnette...

Que fallait-il faire ? Partir en courant comme si on voulait échapper vainement à ce tsunami ?

Réponse des gouvernants du monde entier (ou presque) : escamoter, passer sous la lame comme un surfeur qui plonge pour ne pas être pris dans une trop grosse déferlante. En d'autres mots : tout fermer. Les écoles, les commerces, les entreprises. CLOSED en majuscule et en gras affiché sur toutes les portes.

Les magasins fermés ? Et oh ! Il y a aussi le mien là ! Mon petit business ! Et la liberté du commerce ? Plus d'actualité. On est en guerre, et dans les guerres on doit obéir. À vos ordres !

Fermeture ? Dans le cas des boutiques de vélos, ce n'était pas si clair, puisque assortie d'une autorisation partielle : celle de laisser ouvert notre atelier.

Ouvrir ou fermer ? Être prudent ou affronter le danger ? Rentable ou pas  ? Faut-il rester dans l'esprit de la loi ou jouer avec le flou juridique ?

Tous les commerçants, dans d'autres secteurs aussi, ont dû se poser mille et une questions. Vendre une montre à son pote dans son magasin fermé ? Faire essayer une paire de chaussures à la copine de sa tante Jeanne ? Faire une coupe en douce à la jolie voisine du dessus ou tailler la barbe du druide du quartier ? (ce dernier cas a fait l'objet d'une dénonciation dans un petit village d'irréductibles gaulois). Réflexes de commerçants, survies économiques, aides de la Confédération... Une équation avec de multiples inconnues et une infinité de solutions, sans pouvoir savoir s'il y en a au moins une de bonne.

Ainsi seul dans mon atelier, que faire face à un client qui vient entretenir son vélo (autorisé) et qui souhaite rajouter une sonnette (pas autorisé) ? Réparer une crevaison (autorisé) mais ne pas vendre une chambre à air de réserve (pas autorisé) ? Livrer un vélo « 45 km/h » à domicile (autorisé) mais ne pas pouvoir faire essayer un casque pourtant obligatoire (pas autorisé) ?

Des mesures prises dans l'urgence sont souvent absurdes, car elles ne sont pas faites pour s'adapter à chaque cas, chaque détail. On doit les interpréter en permanence.

Vendre dans la rue juste devant ? Avec des vélos sur un parking ? Ben on sait pas trop. Chaque fois que je demandais une précision à la Ville de Genève, j'avais une réponse différente selon qui me répondait. Oui mais non.... Non mais oui... Non mais non !

Dois-je appliquer les mesures avec une armée d'avocats, en analysant les points, les virgules et surtout les points-virgules (le point-virgule sauvera-t-il mon business, telle est la question).

Mais on est alors à des milliards de kilomètres (au moins) de l'esprit de ces mesures qui est de ne pas faire circuler cette cochonnerie de virus, en mettant en veilleuse autant que possible les commerces...

Notre conseiller fédéral Alain Berset a déclaré, dans un éclair de génie : « il faut agir aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire ». Buzz général. Faussement paradoxal. Tiraillement entre deux nécessités. Le commerce contre l'urgence sanitaire. La possibilité de la vitesse, mais accompagnée de l'impérieuse nécessité de la lenteur. Très suisse en somme !

(Après petite enquête, cette phrase a été utilisée la première fois en... 1963 par un élu du congrès américain, un certain Clark MacGregor... Phrase recyclée donc, mais brillamment et au bon moment).

Tiraillé. Je l'étais aussi. Entre le « aussi vite que possible » c'est à dire rouvrir en respectant les règles mais en jouant sur le flou juridique, ou aller « aussi lentement que nécessaire » en restant dans l'esprit de la loi, de ralentir au maximum pour éviter tout risque pour ses clients, son personnel et sa famille.

J'imagine que chaque commerçant a dû hésiter : contraintes économiques, réserves financières, respect des mesures dans l'esprit de la loi, ou profiter de la situation (avec des concurrents bâillonnés).

Pour ma part, pendant trois grosses semaines, notre atelier n'était ouvert que pour les urgences. Notamment pour le personnel médical. Puis nous avons décidé, quand la courbe du Covid-19 est arrivée à un plateau, de rouvrir nos services de réparations et entretiens, peu à peu, aussi lentement que nécessaire...

Dans le petit monde des magasins de vélos à Genève, toutes les interprétations possibles ont été appliquées par les uns et les autres : de la fermeture totale de certains, jusqu'à l'ouverture presque normale pour d'autres... Je ne suis pas là pour juger, c'était un peu le « sauve qui peut » parfois à juste raison (les plus petits). Au bout du compte les clients décideront sur le long terme qui a eu raison ou tort durant ce semi-confinement.

Le CEO du Lausanne Hockey Club déclarait récemment : « Je trouve hallucinant d'avoir tout arrêté. On est en train de faire couler toute une économie, j'espère que les responsables sont conscients de ce qu'ils font ».

Immoral ? Cynique ?

Mais après tout : et s'il avait raison ?

La crise économique qui suivra pourrait-elle être pire que la crise sanitaire endurée ? Devait-on vraiment freiner à ce point pour sauver des vies, en immense majorité celles des plus âgés et des plus malades ?

Aurait-on dû laisser la vague nous emporter, sans lutter, quitte à sacrifier un ou deux pour cent de notre population (170'000 personnes en Suisse), pour sauvegarder notre croissance économique ?

Ma réponse au blog # 4 (pas pour le suspens, parce que je pense que vous devinez mes réponses, mais parce que le texte était trop long!)

Pascal, pas de toux, pas de symptôme.


vague-rouleau.jpg
Pascal Vellas